SÉRIE | Les courses tronquées : Espagne 1975, le drame était prévisible…
Le Grand Prix de Belgique 2021 restera à coup sûr au palmarès des courses les plus honteuses de l’histoire de la discipline. Pas de course et deux tours sous Safety Car pour attribuer la moitié des points aux pilotes. Une situation qui survient pour la sixième fois de l’histoire en 1047 Grands Prix. Retour sur les cinq autres courses au même scénario. La série s’ouvre sur le Grand Prix d’Espagne 1975, le seul où la météo n’était pas en cause.
Ah, l’Espagne, ses traditions, ses stations balnéaires, ses plages magnifiques… et son dictateur en place depuis presque 40 ans. Eh oui, la Formule 1 a couru sous le franquisme, tout d’abord à Pedralbes dans les années 50 alors que le pays sortait à peine de l’autarcie, puis à Montjuïc et Jarama entre 1968 et 1981. Entre ça, l’Argentine, le Brésil, l’Afrique du Sud et les rêves d’URSS, il faut croire que la Formule 1 courait plus pour l’argent que pour les droits de l’Homme…
Cette manche espagnole est alors la quatrième de la saison, et la première sur le sol européen. Il faut croire que les organisateurs ont fait exprès de passer d’une dictature à l’autre puisque le championnat s’est lancé en Argentine, avant de courir au Brésil, en Afrique du Sud, puis maintenant en Espagne ! Toutefois, le climat politique espagnol promet d’être tendu dans les mois à venir. Le général Franco est de plus en plus malade, et son successeur désigné, le président du Gouvernement Carrero Blanco est assassiné le 20 décembre 1973 dans un attentat perpétré par l’ETA, organisation terroriste indépendantiste basque. Juan Carlos devient de facto le futur dirigeant du pays à la mort du Caudillo, mais sans aucun franquiste pour lui dicter la marche à suivre.
Mais en Formule 1, tout le monde se fiche éperdument de courir sous une dictature. Ainsi, Emerson Fittipaldi est en tête du championnat avec 15 points, trois points devant Carlos Pace qui a triomphé en ses terres au Brésil. Le seul pilote à avoir marqué des points à chaque course est Niki Lauda, mais il ne compte que 5 points. Cependant, Ferrari amène ici sa nouvelle 312T, remplaçant la valeureuse 312 B3-74 pour ramener la marque italienne sur la route du titre mondial. Un mois plus tôt, l’Autrichien s’était imposé hors Championnat avec cette voiture à l’International Trophy, de bon augure pour la suite. Ce Grand Prix marque aussi les débuts d’un Australien de 29 ans qui saura faire parler de lui par la suite : un certain Alan Jones.
Mais dès le début du week-end, il est évident que quelque chose ne tourne pas rond en Espagne. Plusieurs pilotes remarquent que ce circuit peut à tout moment devenir un cercueil tant la sécurité y est aux abonnés absents. Les barrières ARMCO sont ainsi mal fixées, et tout le monde sait ce qu’il peut arriver dans ce cas : Helmut Koinigg avait fini décapité à cause de ça à Watkins Glen il y a quelques mois seulement…
Le Grand Prix Drivers Association (GPDA, association des pilotes) avec Emerson Fittipaldi en tête se révolte en voyant cela et ordonne des travaux immédiats sur ces rails. En attendant, seuls les pilotes non affiliés tels que Jacky Ickx roulent le vendredi. Les qualifications se passent également dans un climat tendu, car les travaux entrepris ne sont pas suffisants aux yeux de certains pilotes. Ces derniers ont cependant été forcés de se qualifier face à la menace des organisateurs d’attaquer tout le monde en justice et de faire saisir voitures et pièces par la garde civile. Ainsi les Ferrari démontrent tout leur potentiel en monopolisant la première ligne, tandis que Merzario et Fittipaldi ne roulent que le nombre de tours demandés pour se qualifier. Ce dernier tape du poing sur la table devant les déficiences du circuit et part purement et simplement d’Espagne le dimanche matin, refusant catégoriquement de courir dans ces conditions. Bien lui en prendra…
La plupart des autres pilotes s’alignent sur la grille à contrecœur, conscients du danger auquel ils s’exposent. Et dès le départ, leurs craintes se confirment : Brambilla se rate et percute Andretti, qui percute Lauda, qui percute Regazzoni. L’Italo-Américain et l’Italien repartent, tandis que Lauda reste sur place et que Regazzoni rentre au petit trot pour réparer. Dans le tour suivant, Wilson Fittipaldi et Merzario abandonnent en soutien à Emerson Fittipaldi, tandis que Depailler renonce sur une casse de suspension. Hunt est alors en tête après deux tours devant Andretti, Watson et Stommelen.
Dans le quatrième tour, le Cosworth de la Tyrrell de Scheckter explose et répand de l’huile partout sur la piste. Ses premières victimes sont Donohue et Jones : l’Américain perd le contrôle de sa March et percute le pauvre Australien qui n’avait rien demandé. Et trois tours plus tard, c’est au tour de Hunt alors second de se faire piéger à son tour et de devoir abandonner.
Andretti mène alors devant Watson et Stommelen, ce qui donne un trio de tête des plus étonnants : une Parnelli mène devant une Surtees et une Hill ! Celui qui avait parié sur ces trois voitures aurait touché le gros lot… mais le Nord-Irlandais est victime de fortes vibrations et doit passer par les stands pour réparer. Il laisse Andretti seul en tête et Pace remonte ainsi sur le podium.
Dans le 17ème tour, c’est cette fois Andretti qui jette l’éponge. Jusqu’ici leader de la course, il est victime d’une casse de suspension qui l’envoie dans le rail. Enorme déception pour Parnelli qui pouvait espérer une première victoire en Formule 1… Et c’est donc Rolf Stommelen qui récupère la tête de la course avec sa Hill. Jamais le pilote ou l’écurie n’avait été à pareille fête ! Mais l’Allemand a fort à faire avec un Carlos Pace déchaîné. Les deux pilotes sont roues dans roues et se battent comme des chiffonniers pour la tête de la course, devant Mass, Ickx, Reutemann et Jarier.
Mais hélas, les craintes d’Emerson Fittipaldi vont prendre tout leur sens dans le 26ème tour. Toujours en tête, Stommelen perd soudainement son aileron arrière en tout début de boucle. Dans la Recta de l’Estadi, sa Hill perd son adhérence sur une bosse, tape le rail, percute Pace et s’envole au-dessus du rail opposé avant de s’écraser dans la foule, tuant plusieurs personnes sur le coup et en blessant d’autres. Pace est lui dans le rail à l’arrêt, voiture détruite.
La course continue encore dans l’apocalypse, avec Mass et Ickx qui se battent pour la tête et Jarier qui double Reutemann pour le podium. Mais les secouristes sont débordés entre un Pace sonné qui reste dans sa voiture, et le crash de Stommelen qui a causé nombre de blessures dans les spectateurs. La course est finalement arrêtée après 28 tours, mais le drapeau à damiers est brandi par erreur devant Reutemann et Brambilla, seul survivant de l’accrochage du premier tour avec Andretti et les Ferrari. Devant, Mass repasse Ickx, victime de sa boîte de vitesses et gagne son premier Grand Prix. Les deux pilotes devancent Reutemann, Jarier (pénalisé d’un tour), Brambilla et Lombardi, qui devient la première (et à ce jour seule) femme à marquer un demi-point en Formule 1. Elle reste à ce jour la seule pilote à n’avoir marqué que la moitié d’un point dans la discipline. Elle devance Brise, Watson et Regazzoni qui n’est pas classé.
L’essentiel est cependant ailleurs avec ce terrible accident causé par la Hill de Stommelen. Le pilote allemand s’en sort avec un bras fracturé, des côtes et une jambe cassée mais surtout avec la vie sauve. Quatre personnes ont été tuées sur le coup et une cinquième succombe de ses blessures à l’hôpital, tandis qu’une dizaine d’autres ont été blessées dans l’accident. Pace lui s’en sort avec une petite commotion mais rien de sérieux.
Cet accident finit de condamner pour de bon le dangereux tracé de Montjuïc. Les critiques émises sur sa sécurité précaire n’étaient pas vaines au vu du drame qui s’y est produit. Le prince de Metternich, alors président de la CSI (Commission Sportive Internationale, ancêtre de la FIA) disculpe les organisateurs mais le mal est déjà fait. Qui plus est, des expertises montreront que les supports d’aileron de la Hill étaient déjà endommagés… Les mécaniciens s’étaient en effet appuyés dessus en amenant la voiture sur la grille.
Quoi qu’il en soit, la Formule 1 reviendra en Espagne à Jarama jusqu’en 1981, avant de profiter de l’entrée du pays dans l’Union Européenne en 1986 pour courir à Jerez puis à Barcelone depuis 1991. Quand à Hill et Stommelen, écurie comme pilote connaîtront des destins tragiques. L’écurie du détenteur de la Triple Couronne disparaîtra en même temps que lui, soit le 30 novembre 1975. Quant à Stommelen, il trouve la mort dans un accident à Riverside lors d’une course IMSA en 1983. L’aileron arrière de sa Porsche 935 K3 s’était envolé, comme celui de sa Hill…
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Pierre Laporte
Né avec le rêve de rejoindre Schumacher, Senna ou encore Prost au firmament de la Formule 1, aujourd'hui j'essaie de raconter leur histoire, ainsi que celle de tous les pilotes et de toutes les écuries qui ont fait, font et feront la légende d'un des plus beaux sports du monde.