Derrière le volant de Jean Alesi
À Barcelone, Jean Alesi a donné de son temps et encore plus de lui-même lors de cette interview qui s’est voulue légère et spontanée. Plutôt discussion sympathique qu’interrogatoire, les 20 minutes passées ensemble ont filé à la vitesse d’une monoplace, laissant le sentiment de n’avoir fait qu’un tour du circuit. La sincérité et la spontanéité, peintes d’accent du sud, naviguaient dans l’océan de ses iris. Le Franco-Italien reste attaché à la F1 de Magnicourt à Monza. Passant par quelques confidences surprenantes, d’autres plus tendres, l’ancien pilote a également donné son avis sur la situation actuelle et l’avenir de la Formule 1.
« Chaque jour, je me souviens que je suis une personne qui a eu beaucoup de chance.L’important, c’est de ne pas oublier qui on est. »
Jean, depuis que je vous connais, j’ai toujours été étonnée par votre manière d’être aimable, charmant. Tout le Paddock a cette envie d’aller vers vous, vous approcher, vous serrer la main, échanger quelques mots. Parfois même plus qu’avec les champions. Même après avoir arrêté les courses, vous avez toujours gardé cette même attitude, rien n’a changé. Pourtant vous n’avez pas gagné le championnat, alors quel est votre secret ?
En fait ce n’est pas un secret. C’est une chance que j’ai eue. Ce sont mes parents. Mon père, ma mère, m’ont toujours appris le respect vis-à-vis des gens, de tous les niveaux. Il n’y a jamais eu un changement d’attitude envers les personnes qui nous entourent. Que ce soit avec un président, un roi ou une personne qui habite dans la rue. Pour nous, le respect des personnes, c’est la chose la plus importante. Et surtout, le respect de la chance qu’on peut avoir, comme dans mon cas, d’avoir eu cette qualité de conduire et d’être arrivé où je suis arrivé. Pas un jour ne passe, sans que je me souvienne que je suis une personne qui a eu beaucoup de chance. Et je suis heureux. C’est ce qui fait que ce contact me fait plaisir.
Est-ce que vous étiez au courant que dans le Paddock, on vous a également surnommé comme l’un des plus beaux pilotes, physiquement parlant ?
(Rires) Ah bon… Ce sont des choses qui font évidemment plaisir, mais ce qui est important, c’est de ne pas oublier qui on est. Quand on est dans un milieu comme la Formule 1, on a l’impression d’être un dieu quand on est pilote, parce qu’on a les fans, les belles voitures, on a tout. Et en fait, c’est un tout petit milieu, il faut rester très tranquille.
Vous joignez plusieurs appartenances si l’on peut dire. Vous vous sentez plutôt Français, Italien ou Européen ?
Mes parents sont italiens. J’ai donc grandi dans une famille italienne. C’est sûr que je parle mieux le français. Je suis né en France, donc j’ai un accent quand je parle la langue de mes origines mais je me sens italien dans mes racines.
Mais votre licence est bien française ?
Oui, elle est française. Et ça aussi, c’est quelque chose que mes parents m’ont toujours appris : il faut respecter le pays où on a été accueilli. Certes, mes racines sont italiennes, mais le respect, c’est la France. Mon père est parti de son pays natal pour le travail : c’était plus facile de travailler en France et il y avait plus de sérieux. Et c’est là qu’il nous a élevés. Depuis, j’ai eu la légion d’honneur. Je suis chevalier de la légion d’honneur en France, j’ai le passeport français et la licence française. C’est quelque chose que je respecte à 100%, tout en n’oubliant pas d’où je viens.
Dans le milieu sport automobile, beaucoup vous ont envisagé comme un homme courageux, un pilote agressif et talentueux. Mais également comme quelqu’un de malchanceux. Vous n’avez pas gagné beaucoup de courses, ni beaucoup posé le pied sur le podium. Cependant, vous réalisiez de belles choses sur les tracés, vous vous êtes montré comme un pilote fort. Qu’est-ce qui vous a empêché d’avoir plus de chance dans le championnat ?
Ce sont des périodes qui étaient difficiles pour la technique et la technologie de l’époque. Les voitures n’avaient pas beaucoup de fiabilité, et ça ne m’a pas beaucoup aidé. En même temps, je n’ai pas eu trop de chance pour le choix des écuries. Par exemple, quand j’ai signé chez Ferrari, ils étaient sur la voie pour devenir champions du monde. En signant, je me suis dit que ça allait marcher. À mon arrivée, les ingénieurs de Ferrari sont partis. Ensuite, quand je suis allé chez Benetton, Ross (Brawn) et Rory (Byrne) sont allés chez Ferrari. Ça s’est joué à chaque fois de peu. Il suffit de voir aujourd’hui avec Fernando. Alonso, selon moi, c’est le meilleur pilote du Paddock de nos jours. Il a été chez Ferrari, il n’y avait pas le bon système. Il s’est tourné vers McLaren et ils ne sont pas encore prêts.
En plus, j’ai vécu avec Senna et Roland (Ratzenberger) qui se sont tués, je pense que j’ai eu de la chance. Après, une victoire de plus ou de moins…
Aujourd’hui, la fiabilité, la technique et la technologie des voitures ont été largement développées. Si vous deviez signer dans une écurie maintenant, chez qui le feriez-vous ?
Sans hésiter, chez Ferrari. Parce que Ferrari c’est mon cœur. Même si actuellement, je suis Brand-Ambassador pour Mercedes (rires).
En quoi cela consiste, d’être Brand-Ambassador chez Mercedes ?
Je fais quelques boulots, par exemple, je présente différents modèles qui sortent.
Désormais, vous ne courez plus. Comment se passe votre vie ? A quel point êtes-vous encore lié à la F1 ?
Pour être sincère, on ne peut pas tourner la page. On a appartenu à un monde de l’automobile, on a été connu grâce à ça, et je crois qu’après, il faut travailler dans le milieu d’une manière différente. Par exemple moi, je fais la TV italienne et française. Pour l’italienne, je fais Sky quand c’est le direct et avec la française, je fais Canal+. Je fais ensuite une émission après la course, et quelques interviews avec des personnalités.
En tant que présentateur, il faut savoir parler. Parmi les pilotes, il n’y en a pas beaucoup qui savent bien le faire. Certains sont plus appréciés que d’autres. Est-ce une qualité indispensable ?
Les gens, au départ, me voyaient conduire. Après, ils entendent que je parle de la Formule 1 et je pense que c’est ça qui leur fait plaisir. D’ailleurs, c’est pour cela que désormais, les télévisions de presque tous les pays présentent les courses avec d’anciens pilotes. La BBC avec David Coultard, Sky en Angleterre avec Damon et Johnny. Les fans ont besoin de ça. C’est l’expérience qui parle.
Et toute cette activité à combiner avec votre vie de famille ! Combien d’enfants avez-vous ?
J’en ai quatre. J’ai deux filles, de 18 et 21 ans. Et deux garçons, 8 ans et 15 ans.
Mais vous n’êtes pas encore grand-père ?
(Rires) Non, mais ça arrivera.
« Je suis contraire à ce que je vois dans le milieu de l’automobile : ces pilotes qui commencent trop jeunes. D’un autre côté, la passion, c’est quelque chose qui ne se contrôle pas. »
En parlant justement de vos fils. Je sais que l’un d’eux court, et il a du succès. Y a-t-il beaucoup de pilotes, après une carrière pleine de risques, qui ne veulent pas que leurs enfants continuent leur carrière ? Ou au contraire, qui insistent pour que le nom persévère dans le milieu ?
Personnellement, j’ai une idée différente. La passion, c’est quelque chose qu’on ne contrôle pas. Je n’ai jamais été poussé, j’ai toujours voulu être pilote et mes parents m’ont toujours soutenu. Aujourd’hui, c’est la même chose. Mon fils, s’il avait voulu être danseur, ça ne m’aurait pas fait plaisir. Pas parce que je n’aime pas la danse. Mais parce que je ne pourrais pas l’aider. Et quand il m’a dit : « Je veux être pilote », je lui ai répondu « super ! », parce qu’au moins je peux l’aider. Je suis très content qu’il fasse pilote.
La première fois qu’il a mis les mains sur un volant, est-ce que c’est vous qui l’aviez assis derrière ou c’est lui qui l’a choisi ?
Il y a quelque chose d’important à savoir. Comme il est fils de pilote, il a forcément grandi là-dedans. Mes amis sont pilotes. S’ils ne sont pas pilotes, ils sont team manager. Et si ce ne sont pas des team manager, ce sont des journalistes. Ça reste majoritairement lié à ce milieu. Il y a des voitures tout le temps, des voitures de partout. La Formule 1 est à la maison.
Il était alors quelque part évident qu’il suive son père ?
Pas nécessairement. Mais c’est difficile qu’il n’aime pas ça. Forcément, au bout d’un moment, il m’a dit : « Je veux aussi le faire ». Mais je ne l’ai jamais poussé à ça. Et quand il me l’a demandé, je lui ai dit d’attendre un peu.
Pourquoi l’avoir fait attendre ?
Parce que je suis contraire à tout ce que je vois en ce moment dans le milieu de l’automobile : tous ces enfants qui commencent trop jeunes. C’est important de s’amuser quand on est jeune, il faut faire des bêtises. Comme je l’ai dit, mon fils est très jeune, il n’a que 15 ans. Et quand je vois que beaucoup commencent à 8 ans, 10 ans, parfois même à 5 ans… Les parents sont fous! Parce qu’une fois entré dans la compétition, il n’y a plus d’enfance, plus d’amusement.
Comment se sont passés les débuts de votre fils ?
Je l’ai laissé faire ses bêtises jusqu’à 12 ans. Il a commencé le karting à 13 ans, et il a roulé pendant 2 ans. Bien sûr, il était en retard par rapport aux autres. Mais moi je m’en foutais, parce que je savais qu’il allait être quand même prêt à temps pour la voiture. Ensuite, il a commencé, et il a gagné les 2 premières courses. Il a fait deux fois la pôle position, et décroché deux victoires.
Vivant cela de près, que pensez-vous de la jeunesse en F1 ? Certains pilotes auraient pu être presque les pères de leurs concurrents. Je pense à Verstappen. Ou encore à Sainz Jr. Il a montré il y a quelques jours, les photos de sa rencontre avec Alonso qui courait à l’époque chez Renault, il y a 10 ans. Et maintenant, Carlos court à ses côtés.
C’est vrai que c’est un facteur qui peut choquer aujourd’hui. Quand on regarde un garçon comme Verstappen, il a 17 ans et il a dû arrêter l’école tellement tôt. Mais à côté de cela, il ne faut pas négliger une chose : il a beaucoup de kilomètres et beaucoup de préparation. Il est jeune c’est vrai, mais son expérience est grande.
L’expérience reste donc plus importante ? Va-t-on voir arriver de jeunes pilotes de plus en plus tôt dans les compétitions ?
C’est quelque chose qu’on risque de voir de plus en plus. Et heureusement que la Fédération a mis une limite d’âge à 18 ans.
Autre jeune pilote assez discuté ces derniers temps : Daniil Kvyat. Il a passé une année chez Toro Rosso, et maintenant il atterrit chez Red Bull, qui est moins développé que Toro. Pensez-vous qu’il est arrivé trop rapidement ?
Il faut savoir que Daniil, il a deux qualités : il est sympa et il est rapide. Le timing, ce n’est pas quelque chose qu’il a contrôlé. Ce n’était pas le bon moment pour aller chez RedBull cette saison. La voiture ne marche pas, aujourd’hui du moins. Et lui, il a cette image de cette voiture qui ne marche pas. Mais en face, quand il ne fait pas d’assez bons résultats, on pourrait penser que c’est lui qui n’est pas bon. Il faut qu’il serre les dents, qu’il passe cette année pour pouvoir mieux se lancer ensuite. C’est un super pilote.
Est-ce que c’est l’âme d’un champion ?
Oui, je le pense. Évidemment, tout le monde veut être champion me direz-vous. Et c’est normal, sinon il n’y aurait plus de compétition. Mais Daniil, c’est un garçon qui a du potentiel.
De nos jours en Formule 1, pour être champion, est-ce plutôt le rôle du pilote, ou plutôt le rôle d’une voiture fiable et rapide ?
La voiture reste un élément très important. Regardez Fernando aujourd’hui. C’est peut-être le meilleur pilote actuel et ça coince. C’est même presqu’impossible qu’il fasse un podium cette année, c’est fou !
« Il faut modifier quelque chose pour faire revenir le public, aller dans les endroits où il y a une demande. La Fédération doit comprendre pourquoi la F1 ne plait plus et y travailler. »
Justement, en parlant des voitures. Par rapport au passé, elles sont plus compliquées, il y a beaucoup de technique, de technologie. Pensez-vous que la Formule 1 se dirige dans la bonne direction ?
A mon avis, ce passage a été trop fort d’un coup. Il y a eu une révolution l’année dernière et ça a choqué. Ça a créé une cassure encore plus grande – dans le mauvais sens- pour l’intérêt du public. Les courses, restent très intéressantes. Mais l’intérêt des fans est parti malgré cela. Il faut conserver l’intérêt pour les courses mais il faut modifier quelque chose pour faire revenir le public, lui faire regarder les courses, le faire venir sur les circuits. C’est là que quelque chose ne va pas. Est-ce que c’est le bruit ? Est-ce que ce sont les voitures qui ne sont pas assez impressionnantes ? Je ne sais pas, mais il faut y travailler.
On constate que le manque d’intérêt se perd également suite aux dernières décisions qui ont été prises. Et maintenant, la Fédération pense augmenter la quantité des courses, et passer à plus d’une vingtaine. Est-ce que cela risque de jouer avec la popularité, et le plaisir de voir la F1 ?
Je ne suis pas sûr qu’augmenter le nombre de courses puisse changer quelque chose. Ce que je trouve dommage, c’est de refuser des pays qui veulent le Grand Prix et de rester dans des endroits où il n’y a pas assez de public, comme la Chine par exemple. Il faut aller dans les endroits où il y a une demande.
Ces arguments ont tourné autour de Sotchi lors de son lancement l’année dernière. Je sais que vous y êtes allé. Avez-vous remarqué que les trois-quarts du tracé ne sont pas couverts par les tribunes ?
Ce n’est pas grave ça. C’est comme à Abu-Dhabi, l’important est d’avoir l’endroit où il y a beaucoup de monde. Il faut aussi compacter les fans à un endroit où ils voient, le paddock, un peu tout.
Justement, à Sotchi, ils ont placé une tribune -la tribune de Kvyat- sur un virage où les pilotes passent à plus de 240 km/h, les spectateurs ne voyaient pas grand-chose, pour ne pas dire, rien du tout.
Oui, en effet, c’est étonnant. C’était leur première saison, peut-être qu’ils s’adapteront par la suite. Il faut bien que j’avoue une chose : j’apprécie Poutine, et ça m’a fait plaisir de le voir. C’est un homme puissant, le plus puissant du monde. Et le voir prendre du temps et venir pour le Grand Prix, ça m’a fait plaisir, chapeau !
On a cette sensation que la F1 se détache de son côté Européen, qu’elle va disparaitre dans quelques temps de l’Europe, n’y laissant que deux ou trois circuits. Selon vous, que faut-il faire pour garder ces tracés ?
Comme pour tout, il faut plaire. Aujourd’hui, il y a des pays où malheureusement, la F1 ne plait plus. C’est à la Fédération de comprendre pourquoi. Est-ce que c’est les voitures ? Est-ce que c’est parce que financièrement c’est trop cher pour les spectateurs ? Ça reste à voir.
Pensez-vous que le travail à faire se situe alors au niveau de l’ouverture de la F1 ? Parce que c’est un milieu fort fermé, faut-il ouvrir un peu plus les portes ?
Non, je ne pense pas que ça soit ça, parce que ça a toujours été ainsi. C’est autre chose. Est-ce que c’est parce que les voitures ne sont plus assez excitantes ? Je ne sais pas. Mais en tout cas, il faut plaire. Il y a des endroits qui survivent comme l’Italie, ou l’Angleterre. Mais pour les autres pays c’est difficile.
En parlant de l’Italie justement. Il se peut que Monza disparaisse du calendrier 2016 au profit de l’Azerbaïdjan. Vous, en tant qu’Italien de souche, ayant signé une pôle sur ce circuit, comment ressentiriez-vous cette décision ?
Ça serait terrible. Je pense que l’Italie a toujours une solution. Ils la trouveront, j’en suis sûr.
Angélique BELOKOPYTOV
Pictures from: Angélique Belokopytov